Analyses & Etudes

Ne signe jamais en blanc

<p style="text-align: justify;" align="justify">Dans la vie économique courante, il est souvent impossible d’apposer une signature sur un document à un moment donné. C’est pour de telles occasions que nous laissons une feuille vierge, signée en blanc à une personne de confiance. Cette dernière est censée remplir la feuille par le texte d’un document. Or, comme il s’avère dans la pratique, une telle démarche peut générer de graves conséquences…. </p>

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L’avion décolle, le train part

Comme disaient les Romains  : festina lente, ce qui se traduit en polonais : gdy się człowiek spieszy, to się diabeł cieszy (przyp.tłum.: quand l’homme se hâte, le diable se réjouit). C’est exactement ce qui s’est passé dans notre histoire  : le client qui négociait le contrat de bail commercial était pressé car il ne voulait pas rater son avion. Les entretiens se prolongeaient, cependant tout allait dans la direction de la signature du contrat. Le client a donc signé deux feuilles en blanc et les a confiées ?  un collègue de confiance qui est resté jusqu’?  la fin des négociations. Sa tâche était d’introduire sur les feuilles laissées le texte de la version définitivement convenue du contrat.

Cependant, le contrat n’a finalement pas été signé. En même temps, le client a oublié d’avoir signé en blanc les deux feuilles.

Un billet ?  ordre arrive

Après quelques années, le client a accusé la réception d’une lettre émanant d’une juridiction polonaise. La lettre s’est avérée être une ordonnance d’injonction de payer pour un montant de 3,2 mln euros, issue suite ?  un billet ?  ordre. Le client n’en revenait pas, n’ayant jamais signé de tel billet. Cependant, la signature présentait tous les traits de sa signature. Curieusement, le billet avait été rédigé en deux langues, dont le polonais, langue que le client ne connaissait pas…

Le client a fait opposition ?  l’ordonnance, répliquant jamais avoir signé de billet.

Expert en écriture

Dans de tels espèces, le tribunal fait d’habitude recours ?  un expert en écriture qui, ?  son tour, procède ?  une analyse comparative de l’écriture. C’était aussi le cas de ce dossier  ; le juge a décidé de recourir ?  un – selon son expression –  ?  expert un des plus renommés   ?, en y nominant un professeur d’université avec une large expérience dans ce type d’expertises.

Après avoir analysé le dossier, le professeur a donné l’opinion suivante  : avec une grande probabilité, la signature en question est celle du client, on ne peut cependant pas exclure que la signature a été falsifiée par la méthode dite d’imitation libre, où le faussaire a appris ?   ?  dessiner   ? la signature du client pour l’apposer ensuite sur une feuille du papier. Le professeur a expliqué aussi que la signature sur le billet n’est qu’un paraphe, une signature en raccourci, tandis qu’une analyse complète et fiable ne pourrait être effectuée que sur la base d’une signature plus longue se composant de plus d’une dizaine de signes.

Les souvenirs reviennent

Encore avant que l’opinion ait été délivrée, le client, en feuilletant les documents pouvant lui servir lors de la procédure, a retrouvé dans ses archives une télécopie provenant de son ancien collègue. Il y informait que les deux feuilles signées en blanc, laissées lors des négociations du contrat de bail, seront conservées chez lui pour des fins postérieures. Suite ?  cette découverte, le client a demandé de bien vouloir lui rendre les deux feuilles, mais celles-ci n’ont ni été rendues ni retrouvées et aucune explication de leur disparition n’a été fournie.

C’est ?  ce moment-l?  que le client a acquis la certitude que le billet en question a été imprimé sur une de ces feuilles.

Le professeur répond

D’habitude, l’expert répond aussi aux questions des parties lors de l’audience. Parfois, les questions les plus intéressantes passent par la tête seulement ?  l’étape de l’interrogatoire, même si les représentants des parties se préparent beaucoup ?  l’avance et longtemps. C’est en répondant aux questions des représentants du client que le professeur a expliqué qu’?  présent il est impossible d’identifier l’origine du papier sur lequel le billet avait été imprimé, de même est-il avec l’imprimante utilisée. Ce qui est possible ?  identifier c’est l’âge du document, ?  condition qu’il ne soit pas supérieur ?  deux ans. Au cours des deux premières années, l’encre sèche progressivement. Une fois cette période écoulée, la seule chose ?  dire c’est que l’âge du document est inférieur ou supérieur ?  deux ans. Mais la question la plus intéressante portait sur les empreintes digitales et combien de temps leurs traces se conservent sur le papier. Il s’est avéré que pour très longtemps – 20 ans  !

Dactyloscopie

Cette constatation a ouvert une nouvelle trame dans l’affaire  : une demande d’une mesure d’instruction sous forme d’une analyse dactyloscopique a été déposée, soit d’établir l’identité de la personne dont les empreintes se trouvent sur le billet. Bien sûr le premier suspect était l’ancien collègue de notre client qui devait comparaître en tant que témoin dans l’affaire. A cette occasion, lors de l’audience on lui a demandé de consentir au prélèvement des empreintes digitales. Une fois ce consentement recueilli, le tribunal, ?  l’aide de la police judiciaire, a fait emmener le témoin directement de la salle d’audience au commissariat de proximité où ses empreintes digitales ont été prélevées et déposées sur une carte dactyloscopique.

Les feuilles signées en blanc pouvaient aussi être touchées par la secrétaire

Le client s’est rappelé que lors des négociations du contrat, il était assisté par une secrétaire. Elle aussi, en lui passant les feuilles pour signature en blanc, faisait partie des personnes qui les avaient touchées. L’identification des empreintes de la secrétaire sur le billet aurait sans doute rendu plus probable le grief que le billet avait été rédigé sur ces feuilles car selon les circonstances présentées au cours de l’affaire, ni la secrétaire ni l’ancien collègue n’avaient pas d’occasion de toucher le document après. C’est pourquoi le client a déposé une requête de soumettre la secrétaire ?  une analyse dactyloscopique, or la secrétaire a refusé, ce qui est admissible lors de la procédure civile. Un peu après, l’ancien collègue a lui aussi retiré son accord.

Le tribunal prononce le jugement, la partie fait appel

Le juge a décidé de ne pas admettre la preuve qui serait l’analyse de l’expert en dactyloscopie, ayant estimé qu’une telle preuve n’apporte rien ?  l’affaire. De plus, les personnes dont les empreintes pourraient se trouver sur les feuilles signées en blanc, soit ont retiré leur accord, soit ne l’ont jamais donné. Selon le jugement prononcé, le juge a maintenu sa décision sur l’injonction de payer, rendue sur présentation du billet, pour le montant de 3,2 mln euros, plus les taux-intérêts.

Ne pouvant pas accepter ce jugement, le client en a fait appel qui a été reconnu comme bien fondé. La cour d’appel a avant tout remarqué que les circonstances de la coopération entre le demandeur et le client ne donnaient pas d’occasion ?  la signature de billet ?  ordre pour ce montant. A part cela, le document était bilingue et l’histoire de sa création, présentée dans les dépositions, était peu plausible. La cour d’appel a rendu un arrêt infirmant le jugement et le dossier a été renvoyé devant la juridiction de première instance pour son réexamen.

Analyse des empreintes digitales

En réexaminant le dossier, le tribunal n’a d’abord pas autorisé de preuve d’expertise en dactyloscopie. Le client a attaqué cette décision. Il a soulevé que le retrait de l’accord donné au préalable du prélèvement des empreintes digitales, n’était pas un obstacle pour procéder ?  l’examen dactyloscopique dès lors que cette question devrait être appréciée sous l’angle des droits de la personne. Ainsi, puisque l’atteinte a déj?  été portée auxdits droits lors du prélèvement des empreintes, le retrait de l’accord après le prélèvement était inopérant.

Après avoir réfléchi, le tribunal a autorisé la preuve d’expert en dactyloscopie. Or, cette analyse n’a pas démontré que les empreintes sur le billet ?  ordre sont celles de l’ancien collègue. Les traces y trouvées provenaient d’autres personnes, voire étaient indistinctes, on ne pouvait donc pas les attribuer au suspect.

Même si cette preuve n’a pas permis de déterminer le faussaire du billet, elle suffisait pour débouter le demandeur de sa demande vis-? -vis du client. Le tribunal a adopté le point de vue, selon lequel le billet ?  ordre avait été rédigé sur les feuilles signées en blanc, celles qui ?  l’époque avaient été laissées au collègue du client. Le juge n’a pas statué sur la personne du faussaire, estimant que cette question restait externe du fond de l’affaire. Le demandeur a fait appel mais celui-ci était irrecevable.

Tout s’est bien fini

Cette affaire, en fin de compte, se termine bien pour le client. La tentative d’utiliser les feuilles signées en blanc n’a pas abouti, même si suite au premier jugement, le client était en grande détresse.

Lorsqu’il serait pratique de se servir des signatures apposées en blanc, réfléchissez pas une, pas deux, mais plus que trois fois avant de le faire.

Car un jour, après avoir ouvert une enveloppe qui vous est adressée, vous risquez de trouver un document dont le contenu et le fait de l’avoir signé échappe ?  votre mémoire…

Dr Marcin Lemkowski, avocat, associé, pratique du contentieux et d’arbitrage

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